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- Deux jours de commémoration à Bourg-Lastic à l'occasion du 80e anniversaire du massacre du 15 juillet 1944
- Page thématique du journal sur le colloque de Bourg-Lastic en juillet 2024
En premier lieu nous aimerions remercier chaleureusement le comité d’organisation pour le travail formidable accompli afin de rendre cet événement possible. Nous tenons également à remercier l’engagement sans pareil du maire, M. Bizet, de Laurent Battut, Françoise Fernandez, Jacques Message, Jean Emanuel Dumoulin, Marie-Hélène et Patrick Imbaud, Josianne Hopp ainsi que de tous les autres participants, organisateurs et assistants.
Nous sommes des descendants d’occupants et d’auteurs de crimes de guerre allemands, et vous vous demandez certainement pourquoi nous avons souhaité participer à cet événement. Nous sommes conscients que notre participation ne va pas de soi et nous aimerions remercier infiniment tous ceux qui ont contribué à la réalisation de ce projet et ont fait ce choix audacieux. C’est pour nous un grand honneur de pouvoir échanger avec vous aujourd’hui.
En 2012 nous avons commencé à faire des recherches sur la manière dont nos familles ont participé aux crimes commis par les Nazis. Trois ans plus tard, nous avons fondé l’« Association d’histoire de familles sous le régime nazi : interroger – rechercher – informer », petite structure nous permettant de rendre publiques nos découvertes, de nous mettre en réseau et avant tout de faire naître chez d’autres personnes l’envie de faire la lumière sur le passé nazi de leurs familles et de leur transmettre notre expérience.
Mon intervention d’aujourd’hui ne constitue pas une analyse historique et scientifique des événements passés. Des personnes bien plus érudites s’en chargeraient mieux que moi. J’aimerais plutôt vous parler tout d’abord du lien personnescreenl qui me lie aux terribles exécutions qui ont eu lieu à Bourg-Lastic.
Ensuite, je voudrais vous faire entrer dans la vie familiale des auteurs de ces crimes. Je souhaite également évoquer l’influence qu’elle a eue sur la société allemande. Cela pose en effet un problème important au niveau politique.
Pour conclure mon intervention, j’aimerais avoir une discussion ouverte avec vous et vous inviter à nous poser toutes les questions qui vous préoccupent aujourd’hui et demain. Mme Hopp, professeure d’allemand à la retraite, se tient à notre disposition afin que nous puissions bien nous comprendre. Je l’en remercie chaleureusement !
Pour commencer, j’aimerais à vous présenter Walter Laich, le demi-frère de mon père.
Walter était dans la 7ème compagnie du Sicherungsregiment 1000 (régiment de sûreté 1000). Autant que je sache il s’agit de la première unité de la Wehrmacht qui a occupé Bourg-Lastic le 9 juillet 1944 et qui a aussitôt pris en otage tous les hommes du village et abattu ceux qui ont tenté de fuir. Je ne sais pas si Walter a participé à ces événements. Les lettres qu’il a envoyées à ses parents (mes grands-parents) pendant toute la période qu’il a passée dans les troupes d’occupation en France ne permettent pas de le déterminer.
Suite à sa formation militaire, il a d’abord été stationné à Saint Malo à partir de mai 1941, puis dans différentes localités près de l’Atlantique à partir de 1942. Vers la période de Noël 1943, il parle dans ses lettres de son « deuxième chez lui ». Il apparaît qu’il est tombé amoureux d’une femme de la commune d’Étauliers, située au nord de Bordeaux.
Début février 1944 il a ensuite été transféré au Sicherungsregiment qui, à l’époque, avait été formé à Montargis.
Fin avril 1944, il se trouvait à la caserne à Clermont-Ferrand et à partir de cette époque il a combattu la Résistance dans toute la région aux côtés du Sicherungsregiment. Ses lettres abordaient assez souvent les thèmes du Débarquement et de la Résistance. Il y parlait des « terroristes » et des « Français paresseux, des bons à rien qui ont un poil dans la main ». Ses lettres ainsi que d’autres documents passés dans l’histoire de notre famille permettent de conclure qu’il faisait partie des Nazis convaincus.
Après les défaites du régiment, Walter a fui avec ses troupes à Sigolsheim en Alsace en passant par Belfort.
En raison de son fanatisme il s’y est battu avec acharnement. Le 19 décembre 1944 les troupes alliées ont tenté de libérer cette commune, en vain. Walter a en effet joué un rôle décisif pour faire échouer cette tentative. À Sigolsheim une place porte le nom de cette journée funeste et une plaque commémorative a été installée en l’honneur de Camille Girard, jeune aspirant et commandant d’un petit peloton de chars français.
Walter a grièvement blessé Camille Girard en lui tirant dans le dos pendant que ce dernier sortait du char Sherman en flammes touché par Walter. Il existe une photo de ce char et les radiocommunications du peloton commandé par l’aspirant Girard lors de ce combat sont documentées.

Camille Girard est mort en janvier 1945, détenu par les Allemands.
Walter est quant à lui décédé le 27 décembre 1944, date de la libération de Sigolsheim. Il a mené avec acharnement un combat insensé contre un grand nombre de chars américains qui, à l’aube, avançaient sur Sigolsheim de plusieurs côtés.
Camille Girard et Walter avaient à peu près le même âge.
Le dernier commandant du Sicherungsregiment, Wilhelm Vonalt, s’est régulièrement rendu à Sigolsheim à partir des années 1960. Il s’est lié d’amitié avec le maire et d’autres habitants de la région et a été témoin de la reconstruction de la commune viticole entièrement détruite.
Ce maire m’a appris que le commandant du régiment Vonalt avait décrit Walter comme « le plus fanatique de tous ».
C’est à présent le bon moment pour aborder deux points qui me tiennent à cœur :
D’une part, j’aimerais à nouveau remercier Laurent Battut. Depuis quelques années, il m’aide à faire la lumière sur l’ignoble passé de mon demi-oncle Walter pendant la guerre, sur son unité et sur l’appareil de terreur des SS, du Sicherheitsdienst et de la Gestapo, toujours en étroite collaboration, ici dans le centre de la France. En Allemagne cette brutalité qui s’est déchaînée sur l’ensemble de la population de cette région en 1944 est pratiquement inconnu. Il n’existe aucun travail scientifique à ce sujet : c’est le trou noir.
D’autre part, je voudrais dire aux familles des personnes exécutées et déportées que vos grands-pères ou grands-mères avaient à nos yeux bien évidemment le droit de résister face à l’occupant nazi. À titre personnel, je ressens du dégoût et de la colère au vu des actes de nos ancêtres.
Après avoir brièvement évoqué les derniers mois absurdes et meurtriers de mon demi-oncle fanatique, j’aimerais maintenant vous présenter le cadre familial de Walter, autrement dit le mien. Ma famille vivait à Stuttgart et exploitait en outre un petit domaine agricole et viticole. Le père de Walter Alfred Laich, donc mon grand-père, était sous-chef des travaux publics de la ville.
Vers la fin de sa carrière, il a adhéré au NSDAP. Il a commandé un grand nombre de travailleurs forcés. On les obligeait à déblayer les ruines des maisons et de nombreuses usines détruites par les bombes. À Stuttgart il y a eu beaucoup d’entreprises du secteur d'armement par exemple Bosch avec ses composants électroniques ou fournisseurs de pièces pour moteurs et de radiateurs et les fabricants du génie mécanique. Les travailleurs forcés, c’est à dire les prisonniers de guerre, les STO et les esclaves de travail, arrachés à leurs pays d’Europe de l’est, vivaient regroupés par milliers dans de grands camps.


Chaque jour, ils devaient traverser les banlieues de Stuttgart pour se rendre dans les usines. Cette armée d’esclaves faisait partie du quotidien des habitants de la ville. Il y a quelques années encore, une légende avait cours au sein de ma famille : mon grand-père aurait donné dans sa cuisine du pain à des travailleurs forcés. Le profiteur du régime nazi et esclavagiste devenait un résistant, comme par magie.
Mes parents ont conservé dans une boîte la décoration que mon grand-père a reçue à l’occasion de ses 25 ans de travail en tant qu’employé de la ville, une grande croix gammée. Aujourd’hui, celle-ci se trouve chez ma sœur. Cette boîte abrite également d’autres décorations militaires reçues lors des trois guerres contre la France : 1871, la Première et la Seconde Guerre Mondiale. Trois générations d’hommes du côté paternel ont fait la guerre à la France.
Je tiens vraiment à mettre un terme à la terrible tradition familiale consistant à haïr la France. Cette boîte constitue notre mémorial privé contre la haine et le fascisme.
Walter avait dix ans lorsqu’est venu au monde un demi-frère baptisé Siegfried, prénom révélateur. Siegfried était mon père. Pour lui, Walter était un héros.
La mort prématurée de son grand frère en 1944 a traumatisé mon père. Une haine profonde s’est emparée de son âme. Il allait par intermittence à l’école à Leonberg, une petite ville près de Stuttgart. Or c’est là que se trouvait, dans un tunnel d’autoroute, un grand camp de concentration où de nombreux déportés français ont dû travailler à la fabrication des avions à réaction nazis.
(Vous trouvez d'autres photos du Centre de documentation du camp de concentration de Leonberg tout en bas de cette page)
Ce camp de concentration a donc façonné l’ensemble de la petite ville : tout le monde savait déjà ce qui s’y passait. De plus, en 1944 il y avait, dans un large périmètre autour de Stuttgart, de nombreux Kommandos rattachés au camp de concentration de Natzweiler-Struthof.
Toute sa vie, mon père est resté anti-américain, antibritannique et également antisémite. Il a dirigé notre famille de manière arbitraire et despotique. C’était un adepte des théories du complot nazies. Il a fait de notre enfance, à mon frère, ma sœur et moi, un enfer.
C’est la raison pour laquelle je m’engage, avec Katrin, contre les nazis, anciens comme nouveaux : en effet, je connais personnellement le fonctionnement de la radicalisation et de la fanatisation. Elles se fondent très souvent sur des expériences personnelles. Elles naissent au cœur de la société, à la maison, au sein des familles. Le fascisme se développe et prospère là où l’exclusion et la dévalorisation des autres sont la norme. Les familles dans lesquelles ces attitudes sont dominantes constituent le sociotope idéal pour la haine.
La grande majorité des familles allemandes baignaient dans cette atmosphère après 1945, car la quasi-totalité d’entre elles ont tiré profit du national-socialisme, ou des membres de certaines familles étaient directement impliqués dans des meurtres.
Telle était la situation dans la société allemande d’après-guerre à l’époque où, sur la scène politique on posait les fondations de l’amitié franco-allemande et de l’unification européenne. En 1963 De Gaulle et Adenauer signèrent le Traité de l’Élysée. Cependant, dix ans auparavant, le même chancelier allemand demandait au Bundestag allemand de tirer un trait sur le passé : « Nous devrions maintenant mettre un terme à la traque des nazis ('Naziriecherei'). Car comptez sur nous : quand on commence, on ne sait pas quand cela s’arrête. » Et effectivement, les anciens auteurs de crimes de guerre se donnaient mutuellement des postes à haute responsabilité. C’est à la fin des années 1960 et au début des années 1970 que les membres du NSDAP et d’auteurs de graves crimes de guerre représentés dans toutes les administrations et dans de nombreuses entreprises allemandes ont été le plus nombreux.
D’une part, dans les cercles familiaux, la loi du silence était de mise en ce qui concerne les actes et la responsabilité personnelle. Les enfants qui posaient des questions n’obtenaient soit aucune réponse, soit des récits sur la vie de soldat en général, et ces récits banalisent la gravité de la situation. D’autre part, de nombreuses personnes ayant commis des atrocités ont inventé de véritables mythes de résistance. C’est le cas de mon grand-père qui disait avoir donné du pain à des travailleurs forcés dans sa cuisine, ou celui de la grand-mère de Katrin, qui aurait toujours été contre Hitler. Très peu de proches ont remis sérieusement en question ces faux récits de famille transmis oralement. Au lieu de cela, ils ont été transmis aux générations suivantes, et ce jusqu’à aujourd’hui.
Ce n’est qu’aujourd’hui, à la deuxième ou troisième génération, que certains prennent sur eux de remettre en question ces récits familiaux en faisant des recherches. Ce travail laborieux est d’une importance capitale, car s’il n’est pas effectué, la haine et le fascisme n’auront aucun mal à refaire surface. Le fait de ne pas vouloir savoir et d’ignorer le problème constitue le terreau à partir duquel se nourrit la haine.
Lors de la préparation de cette présentation, Laurent m’a dit : Roland, peux-tu prouver tes théories, existe-t-il des études à ce sujet ? Oui, il existe des recherches sur cet échec de la société allemande.
La série d’études intitulée « Multidimensionaler Erinnerungsmonitor Deutschland » (Moniteur multidimensionnel de la mémoire en Allemagne), en abrégé MEMO, de l’Institut für interdisziplinäre Konflikt- und Gewaltforschung (institut de recherche interdisciplinaire sur les conflits et la violence) de l’université de Bielefeld analyse depuis 2017 la mémoire historique collective auprès d’un échantillon de la population à l’aide d’enquêtes représentatives.
Cette étude montre que près de 70 % des personnes interrogées pensent qu'il n'y a pas eu d’auteurs parmi leurs ancêtres. Plus de 80 % estiment qu’aucun travailleur forcé n’a été exploité dans les foyers, les fermes ou les entreprises de leurs ancêtres. Près de 36 % considèrent leurs ancêtres comme des victimes et près de 29 % pensent que ceux-ci auraient aidé des personnes persécutées par le régime nazi d’une manière ou d’une autre.
Ces chiffres sont en contradiction totale avec les connaissances actuelles : selon elles, le nombre d’Allemands qui ont effectivement aidé des victimes potentielles du nazisme de quelque manière que ce soit est inférieur à 0,3 %.
Dans un récent sondage représentatif réalisé en ligne par l’université de Coblence auprès de 466 personnes, plus de la moitié d’entre elles ont déclaré ne jamais parler, ou rarement de la Shoah chez eux. Et lorsque c’est le cas, ce sont souvent les petits-enfants qui abordent le sujet.
Samuel Salzborn est professeur de sciences politiques à l’université de Gießen et délégué chargé de la lutte contre l’antisémitisme du Land de Berlin. Dans son livre « Kollektive Unschuld – Die Abwehr der Shoah im deutschen Erinnern. » (L'innocence collective – Le refus de la Shoah dans la mémoire allemande), il explique comment la société allemande d’après-guerre a nié, aussi bien dans la sphère publique que dans la sphère privée, la coresponsabilité omniprésente des crimes nazis dans le cadre d’un rejet collectif de la culpabilité et de la mémoire.
Dans une inversion du rapport bourreau-victime, elle s’est au contraire mise en scène dès le début comme victime du régime d’Hitler. Samuel Salzborn qualifie la croyance en un véritable travail de mémoire sur le passé nazi de « plus grand mensonge de la République fédérale ».
Ces trois études scientifiques devraient ici s’avérer suffisantes pour prouver la grande divergence entre les récits familiaux à décharge pratiquement omniprésents dans la société allemande et la réalité historique, selon laquelle il se trouve des auteurs de crimes de guerre nazis dans quasiment toutes les familles allemandes.
Cette distorsion non historique et globale de la société constitue toutefois un problème politique majeur, car elle favorise grandement la résurgence de l’extrême droite.
Avec le travail de notre association, nous souhaitons contribuer à la lutte contre cette résurgence. Notre démarche vise à inciter et à aider à ne plus transmettre de faux récits familiaux sans les remettre en question, mais également à étudier le passé nazi au sein des familles.
Post Scriptum :
Après le colloque de Bourg-Lastic, nous avons encore voyagé quelques jours dans la région Auvergne. Nous avons notamment visité le Mémorial et le Musée de la Résistance au Mont Mouchet. C'est sur ce massif que s'est déroulée, les 10 et 11 juin 1944, une grande bataille, importante pour la suite des événements, entre les troupes allemandes qui attaquaient et un grand nombre de forces de la Résistance qui s'y étaient regroupées. Elle a fait de nombreuses victimes ; les troupes allemandes ont également fusillé de nombreux civils en représailles et détruit quelques hameaux et villages. En Auvergne, le souvenir est très présent.
Grâce aux nombreuses connaissances acquises sur ces événements et maintenant aussi à ma connaissance personnelle de la topographie, j'ai clairement reconnu, au retour de notre voyage en France, dans une lettre de Walter, qu'il avait participé à cette bataille. Il a écrit à ses parents le 19 juin 1944 :
« Nous vivons comme les terroristes, dans des trous dans la terre, un peu de paille, une toile de tente et le nid est prêt. Seulement à 1500 m d'altitude, même en juin, il fait encore assez frais, plus froid qu'en décembre à Bordeaux »
Et plus loin : « Et d'ailleurs dans le terrain, un milieu entre la Forêt Noire et les Alpes, il y a suffisamment de vallées et de gorges où aucun soldat n'est jamais allé. »
Après ces grands combats quasi ouverts, le Maquis s'est dispersé dans plusieurs directions et est passé à une guerre de partisans de plus en plus efficace. De nombreux autres combats, plus ou moins grands, ont suivi jusqu'à la fuite des Allemands d'Auvergne fin d'août 1944. Selon ses lettres, Walter a également participé à un certain nombre d'entre eux. Les lettres ne précisent pas s'il a aussi participé aux des nombreux massacres commis contre la population civile. Malheureusement, c'est vraisemblable.
Liens et sources :
KZ-Gedenkstätte Leonberg (en langue allemande)
https://www.kz-gedenkstaette-leonberg.de
Étude « MEMO »
https://www.stiftung-evz.de/was-wir-foerdern/handlungsfelder-cluster/bilden-fuer-lebendiges-erinnern/memo-studie/
Étude de l’université de Coblence
https://www.uni-koblenz.de/de/newsroom/forschungsprojekt-zu-ns-zeit-holocaust-wenig-beachtet
Magazine KATAPULT, Greifswald
https://katapult-magazin.de/de/artikel/irgendwann-muss-auch-mal-schluss-sein-oder
Livre
Samuel Salzborn : « Kollektive Unschuld. Die Abwehr der Shoah im deutschen Erinnern », Berlin/Leipzig, Hentrich & Hentrich Verlag, 2020
Critique du livre à deutschlandfunkkultur : https://www.deutschlandfunkkultur.de/samuel-salzborn-kollektive-unschuld-konflikte-mit-der-100.html
Photos du Centre de documentation du camp de concentration de Leonberg